Commission d'enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, 2005
Le 11 janvier 2005
M. le juge Dennis O'Connor
Commissaire
Commission d'enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar
66, rue Slater, bureau 1720
Ottawa (Ontario)
K1P 5H1
Monsieur le Juge,
Je saisis cette occasion de vous faire part de mes réflexions sur plusieurs questions que vous soulevez dans le document de consultation publié en octobre 2004, puis modifié en décembre 2004. Comme vous le savez peut-être, j'assume les fonctions de commissaire du Centre de la sécurité des télécommunications (CST) depuis ma nomination à ce poste en juin 2003.
Les fonctions de commissaire du CST sont énoncées à l'alinéa 273.63(2) de la Partie V.1 la Loi sur la défense nationale :
« (2) Le commissaire a pour mandat :
a) de procéder à des examens concernant les activités du Centre pour en contrôler la légalité;
b) de faire les enquêtes qu'il estime nécessaires à la suite de plaintes qui lui sont présentées;
c) d'informer le ministre et le procureur général du Canada de tous les cas où, à son avis, le Centre pourrait ne pas avoir agi en conformité avec la loi. »
Certains points de votre document de consultation touchent un aspect des activités dont est chargé le CST aux termes de l'alinéa 273.64(1)c) de la même Loi, à savoir :
« c) fournir une assistance technique et opérationnelle aux organismes fédéraux chargés de l'application de la loi et de la sécurité, dans l'exercice des fonctions que la loi leur confère. »
La GRC est le principal organisme d'application de la loi qui soit client du CST. Bien que d'autres organismes fédéraux, provinciaux ou étrangers chargés de l'application de la loi puissent être les bénéficiaires finaux de l'assistance du CST, la GRC est l'organisme par l'intermédiaire duquel passent obligatoirement toutes les demandes présentées et l'assistance accordée.
Je ne discute normalement pas des activités du CST, parce qu'elles sont de nature très délicate. Cependant, étant donné le mandat du CST stipulé à l'alinéa c) ci-dessus, j'aimerais saisir cette occasion pour vous faire part de commentaires qui découlent de ce que j'ai pu constater depuis ma nomination.
Instituer le bon mécanisme d'examen
À mon avis, l'aspect le plus important de la création d'une fonction indépendante d'examen d'un organisme concerne moins les activités d'autres fonctions d'examen ou les rapports entre ces fonctions, mais plutôt les activités et risques associés à l'organisme qui fera l'objet de l'examen. Ainsi, il pourrait être utile d'étudier les activités du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS) par rapport aux activités du CST et de mon bureau si l'on envisage la mise en place d'une fonction d'examen des activités de la GRC relatives à la sécurité nationale.
En tant qu'organisme national du renseignement de sécurité du Canada, le SCRS interagit et dialogue quotidiennement avec les citoyens et résidants canadiens alors qu'il utilise des programmes plus ou moins intrusifs, conçus pour recueillir de l'information et des renseignements sur les menaces à la sécurité nationale et pour effectuer des évaluations à des fins de citoyenneté, d'immigration et d'autorisation de sécurité. En conséquence, les agents du renseignement du SCRS se rendent régulièrement dans toutes les régions du pays. Il est donc juste et pertinent de doter le CSARS d'un mandat étendu et de grande portée, tenant compte des rapports cruciaux, confidentiels et permanents qui lient le SCRS et les Canadiens. Ces rapports sont au cœur même des activités de l'organisme.
À l'inverse, le CST n'a jamais eu de rapports avec les citoyens ou résidants du Canada. Le Centre utilise tout un éventail de technologies de pointe pour remplir son mandat qui porte sur le renseignement étranger. Il met ses compétences au service des intérêts du Canada, en collectant des renseignements étrangers en fonction des priorités du gouvernement. Au contraire du SCRS, le CST n'entre en contact avec des Canadiens que lorsqu'il intercepte des communications privées par des moyens techniques alors qu'il cible une communication étrangère ; il traite les communications ainsi saisies conformément à la loi et à ses politiques. Il est donc juste et pertinent que le commissaire du CST soit doté d'un mandat circonscrit, axé sur la légalité en général et sur la vie privée des Canadiens en particulier.
Options B -- Des pouvoirs accrus pour la Commission des plaintes du public contre la GRC -- et C -- Création d'un nouveau mécanisme d'examen des activités de la GRC relatives à la sécurité nationale
À mon avis, une combinaison des options B et C, prévoyant la mise en place d'un seul mécanisme d'examen de toutes les activités de la GRC, serait la meilleure solution. Il serait facile de mettre en place ce mécanisme, soit en modifiant l'actuelle Commission des plaintes du public (CPP) et en ajoutant à ses responsabilités l'examen des activités de la GRC en matière de sécurité nationale, soit en supprimant la CPP et en créant un nouveau mécanisme d'examen. Le résultat serait le même dans les deux cas -- la responsabilité de l'examen des activités policières de la GRC et de celui de ses activités dans le domaine de la sécurité nationale serait assurée par une même fonction d'examen,.
À mon sens, c'est là la démarche la plus efficace et la plus logique : efficace, parce qu'elle reconnaît le mandat unique de la GRC et qu'elle instaure un organe d'examen correspondant, qui possède le savoir-faire voulu; logique, parce qu'elle limite le changement à apporter à la Commission des plaintes du public et à la GRC -- les deux organismes directement touchés. Cette solution n'aurait pas de répercussion sur les autres organismes ou groupes d'examen de la collectivité canadienne de la sécurité et du renseignement, où un changement n'est ni désiré ni nécessaire. Elle impliquerait aussi une interprétation plus étroite de votre mandat en matière de politiques, quoique l'éventail d'options proposé dans votre document m'ait paru intéressant et m'ait aidé à formuler mes propres observations.
Option D : CSARS commun à la GRC et au SCRS
À la lumière de ce qui précède et compte tenu de la nature des activités de la GRC en matière de sécurité nationale, l'option D pourrait représenter une solution, moyennant certaines réserves. Le fait que la GRC et le SCRS sont des organismes nationaux, qui relèvent tous les deux du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et qui effectuent couramment une bonne partie de la collecte d'information par l'entremise de sources humaines, plaide en faveur de cette solution. Par contre, l'option D risque de créer de la confusion quant au rôle de l'organisme d'examen, à cause des différences fondamentales qui existent entre le maintien de la sécurité nationale et l'évaluation des menaces à la sécurité nationale. On se demande quels avantages on tirerait en confiant au CSARS l'examen d'activités que le gouvernement a décidé de confier séparément à deux organismes distincts lors de l'adoption de la Loi sur le SCRS en 1984.
Par ailleurs, comme l'indique votre document de consultation, il existe des différences importantes entre la GRC et le SCRS, notamment sur la manière dont ces organismes utilisent les renseignements de sécurité et sur leurs motifs : la GRC cherche à intenter des poursuites en vertu du Code criminel, tandis que le SCRS rend compte des menaces à la sécurité nationale. Il faut également souligner que la GRC est un organisme beaucoup plus gros que le SCRS, ce qui risquerait d'affaiblir à long terme l'examen de ce dernier.
Option E : Le modèle du CSARS commun à toutes les opérations de sécurité nationale réglementées par le fédéral
Comme vous le savez, le CST relève du ministre de la Défense nationale par l'intermédiaire du Conseiller à la sécurité nationale, du Bureau du Conseil privé et du sous-ministre de la Défense nationale. En tant qu'organisme national de cryptologie du Canada, le Centre collecte des renseignements étrangers de l'infrastructure mondiale d'information à l'aide de technologies de pointe.
Depuis sa création, le CST est régulièrement appelé à agir en tant qu'agent du SCRS et de la GRC, pour leur fournir des conseils et une assistance technique et opérationnelle. Cependant, avant de fournir ces services, le CST doit vérifier que le mandant est autorisé à présenter une demande, que la demande satisfait aux critères de la loi, que tout document fourni au CST a été obtenu conformément à la loi et que le CST est autorisé à fournir l'assistance demandée.
J'estime qu'il faut encourager ce genre de collaboration inter-organismes. Cependant, elle représente aussi un argument convaincant contre la fusion des fonctions d'examen et c'est pourquoi je ne pense pas que cette option soit viable. La distinction entre les différentes entités risque d'être affaiblie, comme je l'ai suggéré plus haut, aux dépens de l'examen indépendant, ce qui pourrait entraîner des accusations de conflit d'intérêt réel ou potentiel, et éventuellement de collusion. À la page 9 de votre rapport, vous signalez que « [l]e chevauchement des fonctions de ces agences et leur intégration croissante soulèvent la question de savoir si les activités de la GRC liées à la sécurité nationale peuvent être isolées pour des fins d'examen ». À mon avis, c'est indispensable.
Cela ne signifie pas que les organismes d'examen ne peuvent pas coopérer, pourvu que les principes de l'examen indépendant et de la reddition de comptes soient dans tous les cas strictement respectés. Je ne suis toutefois pas convaincu qu'un organe d'examen puisse effectuer un examen efficace de tout l'éventail d'activités disparates menées par la collectivité de la sécurité et du renseignement dans son ensemble. Je sais que certains pays procèdent de cette façon, la Nouvelle-Zélande par exemple, mais il me semble que le facteur décisif a été plus une question d'économies d'échelle que d'efficacité et était lié à la petite taille des organismes faisant l'objet de l'examen.
Option F : Examen/surveillance parlementaire
Il y a un point important qui, me semble-t-il, n'a pas été abordé dans les discussions de l'examen parlementaire de la collectivité de la sécurité et du renseignement dans le contexte canadien, et qui a trait à la composition du comité parlementaire et à son accès à des renseignements et à des documents classifiés. D'après mon expérience jusqu'à maintenant, il n'est pas possible de mener un examen exhaustif des activités de sécurité et de renseignement si l'on n'a pas accès aux documents de nature très délicate sur lesquels reposent ces activités.
Au Canada, on a pour pratique de faire en sorte que la composition des comités parlementaires reflète la composition du Parlement, à moins d'indications contraires précises.
Nous savons tous d'expérience que le secret et la politique ne font pas toujours bon ménage à long terme. Bien que j'aie un profond respect pour nos parlementaires, certains d'entre eux pourraient avoir des intérêts politiques légitimes qui seraient contraires au secret qu'imposent les questions de sécurité nationale.
Autres sujets
Recommandations exécutoires / non exécutoires
À la page 42 de votre document de consultation, vous soulevez la question de savoir si les conclusions et recommandations d'un organisme d'examen devraient être obligatoires pour l'organisme visé. Je ne le pense pas. À l'interne, une recommandation exécutoire risquerait de prendre le pas sur la responsabilité de la direction en matière de gestion et de contrôle de l'organisme. Elle risquerait en outre d'usurper le rôle du ministre responsable, qui est au bout du compte comptable de l'organisme devant le Parlement.
La Loi sur les enquêtes
Vous savez peut-être que le premier commissaire du CST a été au départ nommé en vertu de la Partie II de la Loi sur les enquêtes. Par la suite, en 2001, l'adoption de la Loi omnibus antiterroriste qui modifie la Loi sur la défense nationale et prévoit un cadre législatif pour le CST et le commissaire, a reconduit les pouvoirs que la Loi sur les enquêtes confère au commissaire.
À mon avis, les dispositions de la Loi sur les enquêtes ont beaucoup à offrir aux fins de l'examen, qui, après tout, constitue une enquête selon la Partie II. Vous voudrez peut-être tenir compte de ces dispositions dans vos délibérations sur les pouvoirs accordés au mécanisme d'examen de la GRC.
Corrections
Je joins à la présente une liste de points que j'ai notés au cas où vous voudriez mettre à jour votre document de consultation.
Ma démarche en matière d'examen
Vous savez peut-être que j'ai participé à plusieurs enquêtes et examens indépendants depuis que j'ai pris ma retraire de la Cour suprême. Dans tous les cas, j'ai adopté une approche finaliste pour interpréter la loi pertinente.
En tant que commissaire du CST, et bien que mon mandat me charge d'établir si les activités de l'organisme respectent la loi et de rapporter des cas d'infraction, je vérifie aussi la présence de mesures préventives qui serviraient à décourager toute activité illicite.
Si j'ai des inquiétudes, j'en fait tout d'abord part à la personne ayant autorité en la matière, en l'occurrence le chef du CST et ses collaborateurs. Ils ont ainsi la possibilité de m'expliquer pourquoi mes préoccupations ne sont pas fondées ou de prendre, le cas échéant, des mesures de redressement. En fin de compte, j'espère qu'avant de présenter un rapport, les préoccupations que j'y soulève sont devenues sans objet.
J'espère que ces commentaires vous seront utiles pour la suite de vos délibérations, dont je suivrai le résultat.
Veuillez agréer, Monsieur le Juge, l'expression de mes sentiments les meilleurs.
Antonio Lamer
Corrections
Fin page 8-début page 9 : organisme qui relève du ministre de la Défense nationale et qui se concentre sur le renseignement étranger;
Fin page 27-début page 28 : Il transmet au ministre ses conclusions et recommandations sur l'examen des activités opérationnelles du CST dans des rapports classifiés. Le commissaire rend compte au ministre de ses propres activités et conclusions dans son rapport annuel public. Une copie de ce rapport est déposée au Parlement.
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